Le triangle dramatique de Karpman: un outil pour faciliter la gestion des conflits

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Relations de manipulation, personnalités toxiques, abus de pouvoir, harcèlement moral… Les relations de notre sphère privée comme professionnelle peuvent être déséquilibrées par l’installation d’un rapport de domination d’une personne sur l’autre. Pour nous aider à nous préserver de ces formes de violence, l’approche proposée par le triangle dramatique de Karpman s’avère être un outil thérapeutique pragmatique et efficace.

Un outil pour observer nos schémas relationnels

Image représentant un couple en conflit: le triangle dramatique de Karpman permet de faciliter la gestion des conflits.

Stephen Karpman est à l’origine de la création du concept de triangle portant son nom. Ce psychiatre américain, travaillant à l’origine pour l’armée, a collaboré dans les années soixante avec le docteur Eric Berne, le fondateur de l’école d’analyse transactionnelle. Cette forme de thérapie, diffusée aux Etats-Unis au moment de l’essor des thérapies dites brèves, pose le principe que nos relations sont influencées par des jeux psychologiques.

Eric Berne affirme que la qualité des relations bascule vers un rapport de domination, quand l’un des deux « joueurs » appuie sur le point faible de son interlocuteur, le faisant réagir sans réfléchir et se sentant alors pris au piège et en situation de faiblesse. Il établit que toutes les interactions peuvent se décrire à l’aide d’éléments observables, tels que le ton de la voix, les gestes, les mots, la posture, les expressions du visage.

La théorie des jeux psychologiques permet de décrire et de mettre à distance les difficultés relationnelles, afin d'y remédier de façon pragmatique et responsable. Elle redonne aux personnes, se sentant victimes de relations toxiques, les moyens de s’affirmer et de sortir de schémas relationnels violents.

Stephen Karpman s’est inspiré de cette conception pour élaborer en 1969 le triangle dramatique de Karpman, aussi appelé triangle compassionnel1. Il souhaitait simplifier l’approche d’Eric Berne pour appliquer ses idées, de façon efficace et rapide auprès des patients. En se basant sur la notion de jeux psychologiques, il a déterminé trois feintes de jeu dans nos rapports conflictuels aux autres:

  • Donner de fausses indications, pour mieux tromper l’autre joueur (notre interlocuteur).
  • Intimider son adversaire, pour lui faire perdre ses moyens.
  • Se faire passer pour plus faible qu’on est, pour que l’adversaire baisse son seuil de vigilance.

A partir de ces trois actions de feinte dans les interactions, il a déterminé trois rôles formant le fameux triangle.

Le triangle de Karpman a pour but de nous aider au quotidien à nous protéger des rapports de domination, des enjeux de pouvoir, du déni, de la manipulation. Il peut être utilisé pour observer et modifier la relation à soi tout comme la relation aux autres, dans une dynamique de rétroactions visibles et ajustables2.

Les 3 rôles: persécuteur, sauveur, victime

Le triangle dramatique de Karpman est constitué de sommets, correspondant aux rôles que nous sommes susceptibles de jouer, dans une relation conflictuelle ou problématique.

Ces rôles sont les suivants: le persécuteur, le sauveur, la victime.

Le sauveur

Le sauveur souhaite trouver une victime, à qui apporter son aide. C’est une personnalité qui a souvent lui-même été victime dans son passé. Il ne reconnaît pas ses besoins de réparation de traumatisme, de réassurance. Il pense, au départ dans une bonne intention, pouvoir sincèrement aider les autres en faisant les choses à leur place.

Il estime qu’il les connaît mieux qu’eux-mêmes et qu’il est capable de leur montrer ce qui est le mieux pour eux. Il s’identifie à la personne (victime) qu’il veut sauver, alors qu’au fond, c’est de lui dont il devrait s’occuper. Il ne parvient pas à prendre en main sa vie et se projette dans celle des autres.

Ce type de fonctionnement se rencontre chez les gens qui n’arrivent pas à être heureux, à recevoir, à coopérer. Le sauveur est également quelqu’un qui peut se sentir seul, persécuté, sacrifié. Il a une mauvaise estime de lui qu’il tente de soigner, en allant chercher la reconnaissance des autres, à travers ses actions d’aide. Le sauveur va aider l’autre sans que celui-ci le lui ait demandé, parfois même contre son gré.

Le persécuteur

Le persécuteur est la plupart du temps une personnalité qui a été victime. Il se sent d’ailleurs victime. Il repère chez l’autre les failles et les vulnérabilités. Il s’en sert pour faire des reproches et induire de la culpabilité, de façon insidieuse et répétée. Il impressionne son interlocuteur en le dominant, en le menaçant voire en l’insultant. Il cherche à l’inférioriser. Il s’attribue la responsabilité de veiller à la bonne marche des choses. Ainsi, il se permet de critiquer, tous ceux qui ne seraient pas à la hauteur de sa tâche.

La victime

La victime se fait passer pour quelqu'un de faible ou de craintif, pour mieux se plaindre. Elle peut aussi adopter une posture de revendication de ses difficultés ou de ses malheurs, en rendant les autres responsables de sa situation. Ici il s’agit du rôle de victime, pas du statut de victime qui peut exister par ailleurs (personne victime de traumatismes, de viol, d’agressions etc.).

La victime cherche à attirer l’attention d’autrui, pour être sauvée, ou au contraire pour se conforter dans une position de faiblesse, en acceptant la domination d’un persécuteur. Elle s’excuse pour tout et dépend des autres, pour régler les situations problématiques.

Une dynamique des relations

Le triangle dramatique de Karpman décrit les modalités d’interactions, dans un mouvement dynamique. Aucun rôle n’est figé et au contraire, nous passons d’une position à l’autre, selon nos interlocuteurs et nos propres besoins. Karpman comparait son modèle à un plateau de jeu instable.

Par exemple, une  épouse qui se plaindrait du fait que son mari ne l’aide pas se place alors, en victime vis-à-vis de celui-ci. Elle commencerait à lui faire des reproches, l’accuser et deviendrait alors persécuteur. Lui aura d’abord joué le rôle du sauveur puisque sa femme attendait de lui qu’il l’aide, et fasse évoluer la relation de lui-même. A force d’entendre sa femme lui faire des reproches, il va changer de rôle pour devenir à son tour persécuteur, car il critiquera sa femme, se plaindra qu’elle râle…

Nous voyons donc qu’à chaque échange, nous influençons les modalités d’interaction en provoquant chez l’interlocuteur des réactions et des attitudes, pour renforcer le conflit. Les relations qui rentrent dans le triangle dramatique de Karpman sont toujours intenses et révélatrices d’une recherche de reconnaissance sociale, affective, existentielle. Ce sont des relations où nous tentons de transférer nos besoins sur l’autre, qui ne peut les prendre en charge et donc nous renvoie de manière violente et toxique à nos propres difficultés.

Voici quelques exemples de répliques caractéristiques des différents rôles du triangle dramatique de Karpman:

  • «Je savais bien que tu n’y arriverais pas sans moi!» «Laisse, je vais faire.» (Paroles de sauveur, qui croit savoir s’occuper de l’autre et de ses affaires mieux que celui-ci, en le destituant de son autonomie d’action).
  • «Ah mais ça ne va pas du tout comme ça!» (Parole de persécuteur, qui critique directement sans justification, face à une toute petite erreur).
  • «Je me doutais que tu ne réagirais pas, je dois toujours tout faire tout seul.» (Parole de victime, qui reproche à l’autre de ne pas l’aider, sur un point précis, et généralise le comportement de l’autre, qui est alors vu comme nuisible).

Des pistes pour en sortir

Il est plus difficile de sortir du jeu psychologique du triangle dramatique de Karpman, que d’y entrer. C’est pourquoi la première étape est d’identifier quels rôles nous sommes amenés à jouer, dans les relations qui nous posent problème. Il est toujours plus aisé d’identifier le rôle des autres que le nôtre.

Par contre, il est impossible de sortir du triangle dramatique de Karpman, si la relation est teintée de manipulation. Dans ce cas, l’autre nous fait endosser le rôle de sauveur puis rend impossible son sauvetage, et nous reproche alors d’être un bourreau. Il devient alors persécuteur. Ce type de relation ne peut évoluer, et dans ce cas, un suivi thérapeutique est indispensable.

Les jeux de rôles

Dans le cadre professionnel, il est possible de mettre en place des jeux de rôles pour prendre conscience des différentes façons de réagir, dans une situation donnée.

Durant un temps déterminé d’échanges verbaux, on place sur sa tête un chapeau de papier, portant le nom du rôle que l’on va jouer. Chacun peut tester les différents rôles. Un médiateur sera présent, pour observer et faire remarquer l’adéquation des paroles et attitudes au rôle prédéterminé.

Il pourra aussi aider les participants à savoir comment sortir du rôle de persécuteur, victime ou sauveur dans la situation jouée. On peut également jouer la carte de l’humour, pour désamorcer les schémas relationnels mais cela reste délicat. Il ne faut pas tomber dans l’ironie, le sarcasme, la moquerie, car ce serait caractéristique d’un comportement de persécuteur. A réserver donc aux personnes, qui savent le manier habilement, et le comprendre sans se vexer.

Une attitude explicite

Face à un interlocuteur qui joue un des trois rôles du triangle, nous devons rester extérieurs, pour ne pas être entraînés dans un schéma de relation toxique. Pour cela, nous devons surveiller nos propos: rester factuel, bienveillant, empathique, neutre. Il ne faut pas hésiter à demander à l’autre des précisions, des explications, à poser des questions supplémentaires, pour lui faire reformuler ses intentions et sa pensée.

Clarifier permet de ne pas rester sur des sous-entendus et éviter de tomber dans le piège tendu, à savoir entrer dans un des rôles du triangle. Les principes de la CNV (communication non violente) sont utiles pour faciliter cette démarche.

La boucle SEVF

La boucle SEVF consiste à mettre en place un renforcement positif, pour renvoyer l’autre à la responsabilité de son comportement, et l’aider ainsi à sortir de son rôle. Elle empêche la tendance à rechercher des stimulations négatives, au sein du jeu psychologique. Cette boucle peut être activée, pour éviter de rentrer dans le jeu de l’autre, tout autant que pour désamorcer ce qui est déjà en place.

Elle consiste en 4 étapes:

  • Envoyer des Signaux de reconnaissance et de valorisation à l’autre. Par exemple: "Je sais que tu es une personne compétente et je sais que tu es capable d’évoluer".
  • Prodiguer des Encouragements: "Je t’encourage à continuer cette démarche entamée pour ton bien-être".
  • Demander une Validation de ses propos à l’autre: "Est-ce que tu me confirmes que tu vas continuer à suivre cette démarche?" "Est-ce que tu as compris que ma demande était la suivante?"
  • Effectuer une Facilitation, pour montrer à l’autre que le dialogue a pour but de rendre les choses agréables. Je dis à l’autre que je suis là pour lui, si besoin, et qu’on fait tout cela pour avoir bientôt des relations plus faciles.

Le modèle CASE

Ce modèle établi par Karpman, lui-même, décrit les comportements qui vont renforcer le jeu psychologique et maintenir le triangle dramatique de Karpman en action. Ces attitudes dégradent inévitablement les relations et à sont à éviter à tout prix.

CASE signifie:

  • condescendant, mépriser les autres et se sentir supérieur;
  • abrupt, ne pas mettre les formes et manquer de diplomatie;
  • secret, autrement dit entretenir le flou, ne pas expliciter ses besoins et demandes;
  • évasif, ne pas répondre concrètement aux demandes et aux interrogations des autres.

Le modèle CASE+

Ce modèle au contraire nous aide à sortir des relations enfermantes.

Il nous engage à adopter les comportements suivants face à autrui:

  • chaleureux, faire preuve d’empathie face à l’autre;
  • accueillant, csavoir recevoir les interrogations, les doutes et remarques;
  • solidaire, faire savoir qu’on comprend les difficultés et les motivations;
  • engagé, montrer qu’on souhaite faire évoluer la relation pour le bien de chacun.

Les clauses

Karpman a identifié 5 clauses, qui sont des préalables pour rétablir une relation saine entre soi et l’autre. Elles nous aident à envisager le conflit sous un angle nouveau. Outil idéal pour les managers, dans le cadre professionnel.

Les clauses établissent deux principes dans le contrat relationnel: «j’ai de la valeur à mes propres yeux» et «tu as de la valeur à mes yeux». Les clauses sont respectées, si l’on agit avec une intention positive envers soi et les autres, dans le but d’améliorer conjointement la relation.

Voici ces clauses et les exemples de formulations associées. Il existe les clauses de:

  • Transparence, qui permet de dire les choses sans offenser ni blesser. Exemple: je tiendrai ma sœur informée des événements familiaux et je lui dirai mes pensées.
  • Protection, qui permet d’exprimer ses besoins vis-à-vis de la relation (calme, empathie, douceur…). Exemple: je serai là pour ma sœur quand elle aura besoin de moi, je n’imposerai pas de situations gênantes.
  • Flexibilité, qui permet de construire un terrain neutre et d’avancer ensemble, en s’adaptant à l’autre. Exemple: je n’aurais pas toujours la réponse ou l’explication à ce qui se passe. Je tiendrai compte de cela pour ne pas interpréter.
  • Non-effondrement, qui nous engage à signaler le non-respect éventuel des règles de la relation. Exemple: je dirai à ma sœur que j’ai besoin qu’elle me parle réellement, pour respecter la clause de transparence.
  • Satisfaction, qui permet à chacun d’exprimer ce qui lui fait plaisir de partager, tout en ayant le droit de conserver un jardin secret. Exemple: j’aurai plaisir à faire partie de la vie de ma sœur, car sa présence me fait plaisir aussi.

Le triangle thérapeutique

Passer du triangle dramatique de Karpman au triangle thérapeutique, c’est déjouer les nœuds relationnels, pour aboutir à des relations plus saines. Ce nouveau triangle fait appel à nos capacités en tant qu’adulte à nous responsabiliser vis-à-vis de nos besoins émotionnels. Il aide à faire la distinction entre prendre soin de l’autre, et prendre en charge l’autre, et en particulier le bonheur de l’autre.

Le triangle thérapeutique s’appuie sur les 3P: puissance, permission, protection.

La puissance

Le principe de puissance consiste à développer la confiance en soi et ses ressources, en se basant sur ses expériences positives et ses réussites.
Il aide à ne plus demander inconsciemment aux autres de nous valoriser pour nous rassurer. Exemple: «Je te remercie, mais je pense que je vais me débrouiller.»

La permission

Le principe de permission correspond à notre évolution, notre capacité à faire autrement, à nous dégager de nos anciens fonctionnements, à oser entrevoir des opportunités et à les saisir. Mais il aide aussi à faire ce qui est bon pour nous, à faire face aux difficultés en comptant sur nous-mêmes, à nous adapter aux changements sans en avoir peur. Exemple: «Pour une fois, je vais m’en occuper, cela me donnera l’occasion d’apprendre.»

La protection

Le principe de protection consiste à adopter des repères clairs et rassurants dans nos relations, comme de poser explicitement les limites. Ainsi, chacun se sent respecté dans ses besoins et le risque de se sacrifier dans la relation est fortement diminué. Exemple: «Si je ne m’en sors pas, je ferai appel à toi.»

L’ensemble des outils annexes au triangle de Karpman sont recommandés pour les relations qui tendent à se figer dans un fonctionnement nocif, pour nous. A nous de prendre la responsabilité d’identifier nos schémas relationnels et d’agir sur nos paroles et nos attitudes pour, retrouver des relations apaisées.

Questions fréquentes

Qu'est-ce que le triangle de Karpman?

Le triangle dramatique de Karpman, fondé par Joseph Karpman, psychiatre américain, est un outil permettant de faciliter la gestion des conflits.

Quels sont les trois rôles fondamentaux?

Au sein du triangle de Karpman, trois rôles fondamentaux, ont été identifiés:
- Le sauveur
- Le persécuteur
- La victime

Comment améliorer les relations?

Afin de gérer efficacement les relations conflictuelles, il est conseillé de déjouer les nœuds relationnels: identifier les schémas relationnels et agir en fonction, afin de retrouver des relations apaisées.


  • 1Manuel pratique du Karpman Process Model: Du Triangle dramatique au Triangle compassionnel, un modèle inédit pour des relations saines, Jérôme Lefeuvre et Pierre Agnese, InterEditions, 2020.
  • 2Petit traité de lucidité sur soi-même et sur les autres, Laurie Hawkes, Payot, 2014.
Marion Dorval
Marion Dorval, Auteur

Accompagnatrice en expression vocale créatrice. Spécialisée auprès des personnes hypersensibles. Ex enseignante pendant 10 ans.